Portrait
Le guide spirituel de la confrérie soufie Alawiyya est l’un des invités du salon Écritures et spiritualités, ce week-end à Paris.
Mélinée Le Priol, le 27/11/2019, La Croix
Près de quarante-cinq ans que le cheikh Khaled Bentounes promeut inlassablement une humanité réconciliée. En créant des mouvements de jeunesse (les Scouts musulmans de France), en initiant des journées internationales des Nations unies (celle du « vivre- ensemble en paix », chaque 16 mai) ou encore en publiant, souvent chez Albin Michel, des livres qu’il ne tient pas particulièrement à présenter au public.
Pourquoi avoir accepté de le Mille et une pages pour éveiller à la faire ce dimanche
1er décembre, au Collège des Bernardins, pour le salon Écritures et spiritualités ? (1) « Les organisateurs sont des amis », confie ce Franco- Algérien prolixe, dans la bouche duquel les mots « fraternité » et « humanité » reviennent comme une rengaine. Une fois de plus, ce grand voyageur de 70 ans quittera donc l’arrière-pays niçois où il passe l’essentiel de l’année avec son épouse... quand il n’est pas en Algérie, plusieurs mois par an.
Sage ou simple témoin ?
Ce salon parisien ne l’a pas seulement invité pour présenter ses livres (2) mais aussi pour participer, avec Marion Muller-Colard et Valérie Zenatti, à un « Chant de la terre » inédit. Chacun des trois écrivains lira un texte écrit spécialement pour l’occasion, abordant la crise écologique de manière littéraire et personnelle.
« L’avenir s’assombrit », se désole le guide spirituel soufi, préoccupé par les conséquences environnementales de « l’avidité » de l’homme, qui a voulu « se diviniser » avec l’aide de la technologie. « Mais l’homme a oublié qu’il a une conscience et qu’il doit la nourrir ! En se coupant de cette source de sagesse, il a libéré des forces qui se déchaînent. »
Avec ses discours pacifiques et ses inébranlables idéaux, Khaled Bentounes tient du sage, dans un monde où la sagesse n’aurait plus cours. L’idée le fait sourire, mais il rectifie : « Je suis un témoin de mon époque, c’est tout. » Un témoin impliqué dans la course du monde, refusant de vivre retranché sur une île ou une montagne. Car la « spiritualité élitiste », comme il l’appelle, ne lui parle pas vraiment.
Le fils de son père
La spiritualité, ce natif de Mostaganem (Algérie) l’a reçue en héritage. Fils du cheikh Hadj Al Mahdi Bentounes, guide spirituel de l’importante confrérie soufie Alawiyya, aujourd’hui implantée au Maghreb, en Europe et en Amérique du Nord, le jeune Khaled grandit dans l’enceinte protégée d’une zaouïa (3) peuplée de 130 personnes, famille élargie et proches de la communauté.
La guerre d’Algérie introduit bientôt la violence dans ce monde d’un autre temps, où « tout était partagé ». Par deux fois, la zaouïa est encerclée et fouillée, et l’enfant de 9 ans frôle la mort lors d’une manifestation. Si Khaled Bentounes a, par la suite, choisi de s’élever contre la violence, c’est donc « en connaissance de cause ».
La suite de son parcours ressemble à celui d’un prince héritier rattrapé in extremis par les impératifs de la couronne. Au début des années 1970, jeune père de famille, il fait prospérer son commerce de prêt-à-porter dans une France bien décidée à en finir avec l’héritage patriarcal. Jusqu’à ce jour de 1975 où son père meurt brutalement, à Mostaganem. « Quand je suis rentré pour l’enterrement, je pensais repartir aussitôt et ne jamais remettre les pieds en Algérie », raconte-t-il aujourd’hui.
Quand la « religiosité pollue le cœur de l’homme »
Mais « les sages » en décident autrement, estimant que Khaled doit succéder à son père comme guide de la confrérie. « J’ai refusé pendant plus d’un an. Imaginer ces sages de 80 ans, qui représentaient pour moi un idéal d’humanité, venir m’embrasser la main, c’était dur. » Il finit par accepter, pour contribuer à sauvegarder l’héritage spirituel dont il est dépositaire. « À l’époque, la spiritualité était mise au ban en Algérie : on parlait du nouvel homme, enfin affranchi de la transcendance. »
Quarante-quatre ans plus tard, le paysage religieux a bien changé au Maghreb et au Moyen-Orient. Des islamistes ont semé « l’anarchie » en Syrie, en Libye, en Afghanistan. Souvent interrogé, comme d’autres leaders musulmans, sur les méfaits de ces hommes en noir, le Franco-Algérien répète qu’il faut « revivifier l’islam » pour se battre contre cette « religiosité qui pollue le cœur de l’homme ».
N’arrive-t-il pas à bout de patience et d’énergie, après tant d’années d’efforts pour une paix qui semble encore si loin d’advenir ? « Je ne désespère pas », tranche ce fervent défenseur de l’éducation à la paix pour les plus jeunes. Un instant plus tard, il ajoute toutefois : « Ce qui m’inquiète, c’est que le temps passe et que les choses ne se font pas. »
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Bio express
1949 : Naissance à Mostaganem (Algérie).
1954-1962 : Pendant la guerre d’Algérie, il vit avec sa famille dans la zaouïa de Mostaganem.
1968 : Il part étudier le droit et l’histoire à Paris, avant d’y créer une entreprise de prêt-à-porter avec son épouse.
1975 : Après le décès soudain de son père, il devient le 46e guide de spirituel de la confrérie soufie Alawiyya.
1986 : Il participe aux rencontres d’Assise (Italie) à l’appel de Jean-Paul II.
1990 : Il fonde les Scouts musulmans de France, qu’il voit comme une « école de citoyenneté ». Il en est aujourd’hui président d’honneur.
2001 : Il fonde l’association internationale soufie Alawiyya (AISA) à Drancy, reconnue organisation non gouvernementale internationale par l’ONU en 2012.
2017 : L’Assemblée générale des Nations unies adopte une résolution proclamant le 16 mai « Journée internationale du vivre-ensemble en paix », dont l’AISA est à l’initiative.
2018 : Il participe, à Oran, à la béatification des moines de Tibhirine.
(1) Lire aussi en p. 12-13.
(2) Dont le dernier : Islam et Occident : plaidoyer pour le vivre-ensemble, Jouvence, 2018, 192 p., 16,90 €.
(3) Centre autour duquel se structure une confrérie soufie.
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